La jalousie, Alain Robbe-Grillet
(non) roman de thèse
Il y a des œuvres (théoriquement) littéraires où ce qui compte, avant tout, c’est la volonté, c’est vouloir faire. Un vouloir que, généralement, à (beaucoup) à voir avec l’originalité, avec vouloir faire ce qui n’a jamais fait personne auparavant. Des œuvres qui deviennent une démonstration d’une certaine théorie. En fait, plutôt, elles ont la prétention d’en devenir: dans la littérature, comme dans n’importe quel art, une seule théorie est admissible : celle de la pratique. Ou, pour le dire autrement, la théorie qui surgit — qui uniquement peut surgir — a posteriori.
Dans ce type d’œuvre, de laboratoire, la volonté n’est pas seulement perçue, mais elle est tellement omniprésente qu’elle est presque impossible de l’oublier, pendant vous lisez: l’expérimentation (théoriquement) littéraire est si évidente que l’œuvre, la (théorique) création artistique finit par succomber sous son poids.
La Jalousie, d’Alain Robbe-Grillet, publié aux Les Éditons de Minuit en 1957, en est un bon exemple; un échantillon de jusque a quel limite peut conduire à un auteur sa volonté démonstrative ou expérimentative —plutôt que expérimental: quand quelqu’un fait une expérience, il essaie d’obtenir quelque résultat; tt, surtout, il est prêt à accepter que l’expérience le conduise à l’opposé; a appliquer le résultat de la faisabilité— ou innovative —ne pas innovateure.
En écrivant ce roman, son objectif essentiel, sa priorité — presque unique — était de subvertir une bonne partie des principes ou des normes classiques du récit. Un objectif dont il ne se n’écarte — en fait, il ne veut pas se n’écarter — pas même d’un millimètre, une fois qu’il a entrepris le travail. Ce qui, en était o non il conscient, signifiait rester attache à la chose même qu’il se proposait subvertir ou changer; attache même si c’était négativement. Pensait-il vraiment que la meilleure façon d’enfreindre les règles était de les suivre à l’envers? N’a-t-il pas été en mesure de comprendre que les seuls changements qui subsistent sont ceux qui surgissent naturellement, inconsciemment?
Son objectif était, d’abord, remettre en question le rôle secondaire que la description à dans l’œuvre romanistique, le tournant, de facto, en protagoniste dès la première ligne : «Maintenant l’ombre du pilier —le pilier que soutient l’angle ouest du toit— divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse. Cette terrasse est une largue galerie couverte, entourant la maison sur trois côtés. Comme sa largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, le trait d’ombre projeté per le plier arrive exactement au coin de la maison ; mais il s’arrête là, car seules les dalles de la terrasse sont atteintes par le soleil, qui se trouve encore trop haut dans de ciel» (page. 9).
Une description qui, au fur et à mesure que le roman avance — si l’on peut le dire ainsi, bien sûr, puisque, comme nous le verrons, une autre de ses caractéristiques essentielles est son immobilité, son tournage sur un axe —, elle devienne de plus en plus (omni)présent, au point où elle vient à occuper des pages et des pages consécutives, sans aucune intervention humaine. Ainsi, par exemple, de la page 11 à 13. Ou, plus tard, à partir du troisième paragraphe de la page 123 — qui commence par un ne pas causal «En attendant, la maison est vide» — jusqu’à le premier paragraphe de la page 132, ou tout est description.
Le deuxième principe qu’il veut remettre en cause — en fait, éliminer, dynamiter — est celui du temps; plus précisément, ce de l’avancement du temps. On ne s’en rend pas compte au début, mais l’auteur nous donne déjà la clé aux deux premiers paragraphes, qui commencent, non pas par causalité (dans cette œuvre, rien n’est une coïncidence, mais au contraire: tout a sa place, tout a sa fonction ; tout y est tyranniquement soumis à une fonction et, ce qui est beaucoup plus grave, à une volonté, ne pas au devenir artistique de l’œuvre), par le mot «maintenant»: « Maintenant, l’ombre du pilier » (page. 9); « Maintenant, A … » (page. 10).
Maintenant parce que, dans La Jalousie, tout moment est toujours « maintenant ». Autant que cela puisse paraître, il n’y a pas une — aucune — progression chronologique. Il n’y a pas un avant et un après. Bien qui arrivent choses (peu choses, très peu, mais elles arrivent), aucune d’elles n’arrive après une autre; comme, non plus, aucune n’arrive avant une autre. Toutes sont présentes. Ou, pour l’exprimer plus précisément, toutes arrivent dans le temps du roman, qui est propre, qui n’a aucune sorte de lien avec quoi que ce soit en dehors de celui-ci; n’a que de réalité (sa réalité) dans et pour le roman.
Le troisième principe classique qui efface d’un trait est celui du la protagoniste. Si, dans la grande majorité des romans qui avaient été écrits jusque-là, les protagonistes avaient toute une histoire derrière eux, si nous savions non seulement quand et comment ils sont nés, mais même qui sont leurs parents (et , en quelques occasions, ses grands-parents et autres ancêtres), dans celui-ci, ni le nom du protagoniste, on ne sait pas: l’auteur l’appelle A …, et ça suffit. Un est censé a croire que A… se correspond à l’initiale de son nom (comme le K dans Le château de Franz Kafka), mais nous ne pouvons pas en être sûrs non plus.
Et, de cette A…, ainsi que des autres protagonistes qui sont mentionnés — Christian et Franck — nous n’en savons rien. Ou presque rien. Ainsi, nous savons que A … «elle avait connu des climats beaucoup plus chaudes —en Afrique par exemple » (page. 10). Comme nous savons que Franck travaille avec véhicules: «La conversation est revenue à l’historie de camion en pane : Franck n’achètera plus, à l’avenir, de vieux matériel militaire » (page. 25). Et très peu d’autre. Nous savons qu’ils sont ici et maintenant. Ici, dans cette maison qui nous est décrite avec tant de détail mais sans nous indiquer où est, dans quelle région ou pays elle se trouve ; maintenant, dans cet maintenant permanent, immuable, éternel et répétitif.
Et nous n’en savons (presque) rien pour la même raison que le temps chronologique n’a pas d’importance ni de lieu: parce que la seule chose qui intéresse Robbe-Grillet sont le moment et la situation actuelle. Le qui, le quoi, le comment, le où et le quand du roman. De l’œuvre autonome qu’est le roman. Du monde de l’œuvre qui n’a aucun rapport ou lien avec le monde ou la réalité extérieure. Qui ne veut rien pas dire ni refléter. Qui, tout simplement, est. Qui est, et ça est assez. Qui est en et pour soi.
Bref, et pour ne pas m’étendre plus de ce qu’il faudrait (si je ne l’ai pas fait, déjà), La jalousie est, par définition, un travail de thèse. Et, comme on arrive souvent avec les travaux ou créations de thèse, la thèse finit par s’imposer sur l’œuvre. S’y imposer et, donc, la dénaturer: tout compté fait, il ne reste finalement que la thèse. Et, là où se trouve la thèse, le roman disparaît; là où il n’y a pas de liberté (absolue), l’art ne peut pas exister.
© Xavier Serrahima 2020
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