Théo à jamais, Louise Dupré, Éditions Héliotrope, (Montréal, 2020)

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Théo à jamais, Louise Dupré 

Apprendre a revivre

Nous vivons dans un monde de plus en plus confus. Un monde en déséquilibre permanent. Cela nous déséquilibre. En fait, plus que nous déséquilibrer, il nous rapproche de plus en plus de l’abîme. De l’abîme du désespoir, de la folie. Du chemin qui, une fois entreprit, n’a plus de retour en arrière. Un monde fou et folâtre qui finit par nous faire considérer comme normal ce qui devrait continuer à être extraordinaire. Ce qui nous amène à accepter ce qui devrait (démurer) inacceptable. Et, ce qui est beaucoup plus grave, encore : que nous finissions par l’accepter comme inévitable.

Avec Théo à jamais, Louise Dupré, Éditions Héliotrope, 2020, poursuit le questionnement sur l’horreur (et les horreurs) qu’elle a commencé avec Plus haut que les flammes. Une question, toujours ouverte, qui soulève ce qui peut conduire une personne à en tuer une autre. Considérer, comment Hannah Arendt a fait à Eichmann à Jérusalem : un rapport sur la banalité du mal, qu’est-ce qu’avait conduit a devenir des exterminateurs nazis des gens en principe normaux, sans aucune prédisposition particulière au mal, à des gens que personne n’aurait jamais dit qu’ils pourraient blesser une mouche.

Dans ce cas, la question se fonde sur un fait que je suis obligé de révéler même si je n’aime pas avancer l’argument. Dans ce cas, j’ai peur que si je veux me faire comprendre, je n’ai pas d’autre choix que de le faire. Karl, un conférencier québécois invité par l’Université de Miami est tiré par son fils Theo. Le père ne meurt pas, mais le fils meurt, abattu par un policier du campus. Lorsque Béatrice, épouse de Karl et mère adoptive de Théo, reçoit un appel pour l’informer de ce qui s’est passé, elle prend le premier vol pour la capitale de la Floride.

Inutile de dire que si l’auteur place cet événement si sauvage aux États-Unis et non au Québec, c’est simplement pour donner à l’histoire une plausibilité qu’elle n’aurait pas pu avoir autrement. Parce que “ dans notre petite ville, les fils ne tuaient personne ” (p. 32); “ les méchants, on n’en imaginait pas dans notre voisinage ” (p. 84); et, d’un autre côté, et malheureusement, les coups de feu de jeunes aux États-Unis sont tellement courantes qu’elles sont presque devenues une réalité quotidienne. D’autant plus que son président, Donald Trump, au lieu de s’attaquer au problème, préfère ne pas plus agir, comme Ponce Pilate, et regarder ailleurs, mais lui en retirer de l’importance.

La plupart des romanciers contemporains ils auraient transformé un fait comme celui-ci en tragédie. Ou, plus que en une tragédie, en un spectacle morbide violent et sanguinaire, destiné à attirer le plus de lecteurs possible. Restant donc dans une superficialité gratuite qui non seulement n’aurait rien d’artistique, mais contribuerait probablement plus à répandre le mal qu’à l’apaiser. Ou, pour le dire autrement, à le dévaloriser, à oublier —consciemment— sa dimension morale.

Et, quand je dis «dimension morale», je me réfère, bien entendu, à sa dimension humaine aussi évidente qu’essentielle. Qui, en fait, devrait être la seule chose qui compte pour l’artiste, pour le créateur artistique : offrir son portrait ou son image de la condition humaine —plus précisément, des conditions humaines.

Cependant, malheureusement, cela fait trop longtemps, déjà, que c’est (une immense?) majorité d’auteurs qui, au lieu de faire ou d’écrire de la littérature, se bornent à écrire des histoires. Qui, donc, confondent le moyen, l’histoire ou le roman, avec le but : offrir sa vision du monde. Et surtout, l’offrir comme eux et eux seuls peuvent le faire, comme leur besoin intérieur leur dicte.

Heureusement, comme tous les vrais auteurs, Dupré n’écrit pas par volonté, mais par besoin. Parce que l’écriture lui est nécessaire humainement et personnellement. Parce qu’elle écrit pour vivre et vit pour écrire. En général et en particulier. En général, parce qu’elle ne concevrait pas la vie sans pouvoir l’analyser ou l’interroger à travers (la catharsis de) l’écriture. En particulier, parce que lorsqu’elle commence une œuvre, ce n’est pas parce qu’elle veut le faire, mais parce qu’elle ressent le besoin de le faire. Pour le dire plus précisément : parce qu’elle s’y sent appelée ; parce qu’elle ne peut pas s’en empêcher.

Sans doute, cette fois aussi, Théo a jamais est né de ce besoin. La nécessité de se poser —plutôt d’analyser— la question que j’ai indiquée au début : qu’est-de que peut conduire une personne —et, plus encore, une personne jeune— à vouloir en tuer une autre ? Un besoin qui, réellement, commence ou à le germe dans une autre question, beaucoup plus angoissante et inquiétante : quel genre de société malade construisons-nous —ou, du moins, permettons-nous aux autres de construire— parmi nous tous ? Et surtout, comment c’est-ce que nous le permettons comme si c’était la chose la plus normale du monde, sans nous déranger ?

Une interrogation qui est, bien sûr, existentielle car elle se développe (et s’exprime) artistiquement, littérairement. Et elle le fait du point de vue de Bérénice, la mère adoptive du fils qui a tiré sur son père avec l’intention de le tuer. Un point de vue que, pour le dire avec les mots de la première phrase du roman, est “ dru, dur, [et] déterminé ” (p. 9), qui n’hésite pas à nous conduire jusqu’à les abîmes les plus sombres de l’âme, mais qui, en même temps, est très riche, littéraire.

Avec un style —juste la première phrase suffit pour se rendre compte : “Il pleuvait, une pluie drue, dure, déterminée, qui tambourinait dans la fenêtre devant ma table de travail, une pluie sans pitié, une pluie comme au cinéma, quand on veut nous préparer à une catastrophe” (Íd.) — aussi simple qu’exacte, aussi exacte que belle, aussi belle que saisissante, aussi saisissante que profonde, aussi profonde qu’ouverte, aussi ouverte qu’éclairante, aussi éclairante qu’interrogative.

Un style simple, presque au niveau du sol, libéré de tout cultisme ou grandiloquence, si simple, si et si proche, si et si naturel qu’il est plus que probable qu’il y ait ceux qui le méprisent ou le critiquent comme trop simple, comme rien (ou bien peu) littéraire. Pourtant je crois que quiconque qu’ose le faire, n’aura pas en considération deux raisons essentielles. Premièrement, qu’en général, et malgré que la majorité puisse penser le contraire, compliquer artificiellement ce qui est —et devait (devrait) être— facile est très facile ; ce qui n’est plus compliqué, mais très compliqué, c’est de faire (paraître) facile ce qui est difficile. Car, malgré que à première vue, il puisse paraitre paradoxal, il n’y a rien de plus difficile que d’écrire avec simplicité.

Une simplicité, toujours théorique, toujours travaillée, qui nous plonge, directement, dans les abîmes les plus profonds de l’âme humaine. Un abîme qui est, avant tout, celui de la culpabilité. Le sentiment de culpabilité qui, si un événement grave survient, est inextricablement associé à la condition de la mère ou du père : « Qu’est-ce que j’ai / fait de mal ? » ; « Où est-que je me/ nous nous sommes-nous trompé/s ? » Une culpabilité qui, dans ce cas, est liée et repose sur une question : « Pourquoi —ou, parce que— je ne le savais pas à temps ? ». Et dans une idée obsessionnelle : « En tant que mère / père j’avais l’obligation de le savoir ! ».

Comme je l’ai dit, tout ce choc —et en même temps, ce jeu— d’émotions et de sentiments nous est transmis par la mère adoptive de Théo. A travers la narration que elle écrit “deux ans mainenant, à quelques jours près” : “ J’éscris pour arriver à nommer une fois pour toutes ce que j’ai éprouvé ” (p. 42). Avec un seul, essentiel, objectif (plutôt besoin) : “ Je souhaite que l’éscriture me permette de comprendre la violence de Théo ” (p. 43); “ Je ressens le besoin d’aler au fond des choses pour avoir l’impression de comprendre ” (p. 83).

Parce que, malgré que nous savons, consciemment, qu’il y a beaucoup de choses que nous ne comprendrons jamais —et, dans des circonstances normales, cet s’est peut-être l’un des plus grands cadeaux de la vie— quand quelque chose se brise, quand “ rien ne s’est passé comme prévu ” (p. 73), nous ressentons le besoin urgent de savoir : “ Qu’est-de qui a pu délencher la colère de Theo à l’égard de son père? […] Chaque fois que j’y peense, il me vient un sentiment d’incomprension. D’injustice ” (p. 43).

Surtout, et plus encore, nous tous ceux qui sommes, d’une manière ou d’une autre, héritiers de Nietzsche : “ Si j’avais été croyante, j’aurais pu implorer Dieu, m’en remettre à l’ordre inaltérable de l’univers ” (p. 61). Ceux qui, bons disciples de Dostoïevski, nous savons que si dieu est mort tout, absolument tout, même le pire des crimes, est possible. Et que, pour cette raison et comme conséquence terrifiante, aussi tout, absolument tout, dépend de nous et seulement de nous ; que nous et nous seuls sommes les responsables de nos actes.

De nos actes ou, comme dans le cas de Bérnice et de Karl, principalement, des nôtres inactions : “ Si j’avais été plus perspicace, nous n’en serions, peut-être là ” (p. 31); “ je le pensais vraiment, nous aurions dû faire quelque chose. Nous étions responsables de ce qui venait d’arriver ” (Íd.); “ Si j’avais insisté, Théo serait encore parmi nous et Karl, dans son laboratoire ” (p. 37); “ Je n’avais soupçonné l’ampleur de sa haine, et je ne me le pardonnais pas ” (p. 66); “ J’aurais dû me montrer plus ferme, insister pou que Karl réagisse ” (p. 69); “ J’avais abandonné Théo a son sort. J’aurais dû l’empêcher de partir pour Miami ” (p. 86).

Et, pour essayer de se débarrasser de la culpabilité —ce qui, dans le cas d’un père ou d’une mère, j’ai très peur que ce ne soit pas, simplement, une impossibilité, mais, si vous me permettez de le dire ainsi, une impossibilité congénitale ou ontologique— il nous faut faire tout ce qui est à nôtre portée pour comprendre : “ Ne pas comprendre, c’était pour moi le pire ” (p. 53). Car, si nous sommes mères ou pères, nous n’aurons, uniquement, qu’une petite, presque insignifiante, rêvé, presque chimérique, opportunité de nous pardonner : comprendre, dans la mesure où cela est faisable, qu’est-ce qu’avait passé

Comprendre par (et pour) le dialogue. De ce dialogue, qui est, en fait, le récit écrit par Béatrice. Un dialogue socratique, avec vous-même et, en même temps, avec les autres. Où peut-être devrais-je le dire à l’envers : un dialogue socratique avec les autres qui mène à un dialogue avec vous-même. Avec la diversité de vous-même, que, en fait, c’est nous tous.

Car, aussi bien que la première des grandes découvertes de Théo a jamais c’est que, dans les choses importantes, les questions que l’on se pose sont —ou plutôt finissent par être— des “ questions sans réponse ” (p. 80), la seconde probablement c’est que non seulement nous ne pouvons —ni pourrons— pas jamais connaître les autres complètement, mais que, aussi, nous ne pouvons —ni pourrons— pas nous connaître nous-mêmes.

Une combinaison donc des deux principes fondamentaux de Socrate : «  Ce que je sais, c’est que je ne sais rien » (plus précisément : « Plus je sais, plus je réalise le très peu que je peux savoir ») et ce de l’oracle de Deflos : « Gnothi seauton » (« Connais-toi toi-même »).

Je pourrais, bien sûr, continuer à parler et à parler de ce livre. De ce livre aussi frappant qu’attrayant, qui, avec une prose aussi simple que puissante, nous rappelle que tout est provisionnel, que nous sommes aussi fragiles que des coupes à champagne: “ L’impression d’avancer, les yeux bandées, sur un fil de fer rouillé qui menaçait à chaque moment de se rompre ” (p. 61), et que “souvent, ce qu’on ne réussit pas à identifier nous empoisonne la vie” (p. 85).

Je pourrais le faire, mais je pense qu’il est beaucoup plus opportun —presque nécessaire— d’ajouter simplement que si vous ne l’avez pas encore lu, la meilleure chose que vous pouvez faire est de vous dépêcher de visiter votre librairie de garde et de le demander.

Et, si votre connaissance de la langue française vous permet de vous y plonger directement, mettez quelques bougies sur tous les dieux et déesses littéraires que vous connaissez pour qu’un éditeur dans votre langue décide de le publier.

divendres, 2 d’octubre del mmxx

© Xavier Serrahima 2020

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Author: XavierSerrahima

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