Des formes utiles, Martine Audet, Éditions du Noroît, Montréal, 2023

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Des formes utiles, Martine Audet

Faire et dire

Si nous voulons lire de la poésie comme il faut (c’est-à-dire, si nous voulons en tirer le meilleur parti, si nous voulons qu’elle nous enrichisse, si nous voulons qu’elle nous atteigne), la première chose dont nous devons tenir compte est que la poésie ne dit pas, que la poésie est. Nous devons tenir en compte que la poésie est une œuvre d’art. Et que, comme telle, il faut le recevoir, l’affronter, le lire.

Des formes utiles, Martine Audet, Éditions du Noroît, Montréal, 2023Si nous voulons goûter Des formes utiles, de Martine Audet, publiée par Éditions du Noroît, nous devons être conscients, très conscients que ce n’est pas un recueil de poèmes qui dit, mais qui est. Un livre de poésie qui existe. Et qui existe nécessairement. Qu’il est devenu une réalité, qu’il est arrivé au monde, qu’il est , parce qu’il devait naître. Ou, si nous voulons l’exprimer d’une autre sorte, plus précise : parce qu’il ne pouvait pas ne pas naître, parce qu’il ne pouvait pas ne pas exister.

Car l’autrice québécoise elle a ressenti le besoin de l’écrire. Elle a ressenti le besoin de l’écrire non pas pour dire, mais pour essayer de dire. Pour essayer de dire — et surtout essayer de se dire — ce qu’elle ne pourrait pas essayer de dire sans la poésie. Sans cette poésie. Sans cette poésie, ce recueil de poèmes qui est, vraisemblablement, le seul moyen utile de faire face au monde. D’essayer de comprendre le monde qui l’entoure. Le monde qui la laisse à l’intempérie.

Intempérie existentielle
Qui la laisse à l’intempérie existentielle — on pourrait presque dire ontologique — mais, surtout, réelle, directe, dépouillé. Car son intempérie, sa solitude, son vide, et la douleur que suppose la somme de tout cela, elle n’est pas intellectuelle, elle n’est pas le produit de la réflexion, mais elle est sensorielle ou corporelle. Elle est une douleur qui ressent, immédiatement, quotidiennement, à travers les sens. De tous les sens.

Ou, pour essayer de l’exprimer plus précisément, elle n’est pas uniquement réflexive, mais surtout ressentie. Ressentie ou, si l’on préfère, vécue. Elle est donc réflexive parce qu’elle a été ressentie et vécue auparavant. Car l’impact direct que cela a sur elle, chaque jour, chaque heure, chaque seconde, la pousse à la réflexion, à la pensée. À l’interrogation, questionnement.

Questionnement car, comme c’est le cas d’autres grands poètes québécoises — en premier lieu je pense à Louise Dupré, Nicole Brossard et Denise Desautels —, son œuvre littéraire est avant tout questionnement. Sa poésie est un chemin ou un moyen de découverte. Peut-être même elle n’est pas un chemin ou un moyen, mais le chemin ou le moyen. Le seul possible La seule forme utile de découverte.

Des formes utiles
Une forme utile, des formes utiles qui si sont utiles c’est précisément parce qu’elles ne le sont pas. Parce que d’emblée elles ne le sont pas. Parce que la poésie, comme tout art, en général, elle est inutile. Car la poésie et l’art n’ont — et ne peuvent pas avoir — aucune utilité immédiate. Ils ne servent à rien, dans ce monde pragmatique et utilitaire, finaliste qui est le nôtre. Ou, du moins, ils servent si peu qu’on pourrait s’en passer.

Et c’est précisément à cause de cela, à cause de cette contradiction magnifique, insurmontable, qu’elles sont des formes utiles : parce qu’elles non seulement ne cherchent pas à être utiles, mais elles évitent cette utilité immédiate. Parce qu’elles rejettent de tomber dans la tentation du pragmatisme. Parce qu’elles ne cherchent pas à dire mais à être. Parce qu’elles ne cherchent pas des réponses mais qu’elles continuent à se remettre en question.

Car, comme Socrate, elles savent qu’elles ne savent rien. Car, comme lui, elles sont conscientes que seuls le dialogue, le questionnement — le questionnement constant et exigeant — permettent de progresser dans la connaissance. Dans certaines connaissances Dans la connaissance possible. Dans ce savoir qui, dans une sorte de roue infinie de la fortune, n’est rien d’autre qu’une nouvelle source de questions, de doutes, d’interrogations.

(Rien) n’est-ce qu’il semble
C’est pourquoi Des formes utiles semble un livre de poèmes difficile. Un livre de poèmes qui n’est pas facilement accessible. Un recueil de poèmes qui se referme sur lui-même. Un livre de poèmes en clé. Un livre de poésie presque inaccessible. Un livre de poèmes pour les happy few de Stendhal.

Je dis, et je remarque ‘semble’, car ce n’est pas le cas. Car ce n’est pas du tout. Ou, plus précisément — et pardonnez-moi la théorique contradiction — car ce n’est qu’en étant ou en paraissant l’être qu’il atteint (toute) sa valeur poétique ou artistique.

Car ce n’est qu’en faisant comme les grandes œuvres d’art, car uniquement à demi-mot, en suggérant ou à travers des images ou des métaphores, que la poésie peut nous atteindre. Uniquement semblant de ne rien dire, dit-il. Ce n’est qu’en le rendant théoriquement difficile que nous pouvons le faire nôtre ; que nous pouvons l’apprivoiser.

Invitation
Car, comme toute poésie vraie, celle de Audet ne nous parle pas, ne nous dit pas, ne nous offre pas de réponses. Ne nous réconforte pas face à la douleur et aux peines du monde. Malgré son titre, elle ne nous donne pas de formes utiles.

Plus précisément, elle ne nous donne pas des formes utiles universelles, pour tout le monde et pour n’importe quel moment ou situation ; mais, avec son art symbolique ou métaphorique, suggérant, avec son dire intuitif, qui jaillit directement et immédiatement de son moi le plus profond ou le plus intime, elle nous invite à trouver nos formes utiles.

À travers sa poésie, elle nous montre donc un chemin et nous invite à le trouver. Elle nous montre le chemin ou les voies utiles qu’elle a trouvées et nous invite à trouver les nôtres.

Ou ce qui, selon mon modeste jugement, revient au même, elle nous montre la seule façon de transformer ce qui est, théoriquement, inutile — une œuvre d’art — en, vraiment, utile : en faire un moyen d’interpellation — d’auto-interpellation. En faire un moyen de lutter contre la douleur, contre l’intempérie existentielle dans laquelle nous jette ce notre monde si pragmatique et utilitaire. Et, par conséquent, si destructricement égoïste.

Lecture prospective
C’est pour cette raison, parce que la lecture de ce genre de poésie doit être individuelle, dialogique, créatrice (re-créative, en fait), prospective, qu’il est si difficile de réaliser un compte rendu d’œuvres aussi riches et complètes que celle de Des formes utiles.

Car, en réalisant un compte rendu on est obligé de dire, de guider les futurs lecteurs. On est obligé de leur offrir, au moins, une porte d’entrée sur l’œuvre que nous analysons. À leur offrir des clés de lecture. Si nous voulons l’exprimer autrement, un peu de lumière.

Cependant ce faisant — et voila le paradoxe, on nous faut le faire — nous risquons d’en dire trop.

Nous risquons de conditionner la réception, l’interprétation, l’aprovisionament que les futurs lecteurs pourront en faire. Un conditionner qui, en réalité, deviendra une remise, une dilapidation.

C’est donc pour cette raison que mon compte rendu sera approximatif, qu’il sera tangentiel. Qu’il essaiera, comme le livre de poèmes lui-même, de noter, de suggérer ou d’apercevoir plutôt que d’indiquer. Et encore moins d’établir.

Ou ce qui revient au même : il essaiera d’être utile pour une lecture utile et profitable, et donc propre, personnelle, individuelle Des formes utiles.

Consolation (nécessaire)
La première chose qui me semble devoir être dite est que la citation de Louise Dupré qui ouvre le livre est essentielle : « On ouvre les bras, oui, poème, liberté, minuscule consolation ».

Comme je l’ai déjà avancé, le livre est avant tout une consolation. Ou, plus exactement, une tentative de consolation. Une tentative de comprendre le monde et de se comprendre.

Bien sûr, c’est une tentative qui, en tant que ‘minuscule’, n’a rien, rien du tout. Car, bien que tout soit dit, suggéré, insinué, signalé, de manière très humble, simple et discrète, bien que semble dire peu de choses, c’est précisément cette modestie, cette conscience de sa propre insécurité, de son incertitude — de ce que j’ai osé appeler son intempérance existentielle — qui donne tant de valeur, tant de hauteur, tant de grandeur à sa poésie.

À cette poésie qui, pour reprendre les mots de l’autre citation, appartenant à Franz Kafka, est « poussière », mais « formidable poussière ». Que ce n’est rien, presque rien, mais pour cela même c’est très, très bien : c’est tout.

C’est ainsi que : « Je donnais aux mots la puissance d’être/ avant d’être,/ de croire/ avant d’y croire ». C’est ainsi qu’elle donne aux mots un pouvoir, un pouvoir bien supérieur à ce qu’ils pourraient sembler avoir au départ. C’est ainsi qu’il transforme ce qui est ‘minuscule’ en grand, en très grand.

C’est ainsi que : « La poussière que je soulève / est mon tablier de foi ». Ou ce qui revient au même : c’est parce que je crois — plus précisément, parce que il me faut croire ; parce que je veux continuer à croire ; car ce n’est qu’en croyant que je peux continuer d’avancer — que j’écris ; et, en même temps et aussi, aussi et en même temps, c’est parce que j’écris que je crois.

Que faire ? Que dire ?
C’est pourquoi dès le début, « À cet instant,/ [où] la mort est pleine de morts/ et je ne peux pleurer[1] », elle se demande : « Que faire ? Que dire ? ».

Une question qu’uniquement obtient réponse, qu’uniquement peut obtenir réponse a travers de l’écriture : « J’enfonce, dans ma poitrine,/ ce que les mots/me donnent à voir ». À travers de cette écriture poétique qui est un dialogue avec elle-même. Un dialogue qui l’interpelle elle-même.

Ce qu’elle doit faire c’est écrire ; ce qu’elle doit faire c’est ce qu’elle ressent nécessaire de dire : « J’arrache aux murs/ quelque chose du jour/ qui tremble ». Car, « c’est, là, flamme,/ sens du vent,/ peut-être un remède ».

Non pas « un remède » sinon probablement, l’unique remède.

Les petites choses
Un remède apporté par les petites choses. Ces petites choses qui, lorsqu’elles sont dites, lorsqu’elles deviennent poésie, lorsqu’elles deviennent un dire poétique, deviennent grandes, grandioses, gigantesques : le « vent », le « corps léger », des « oiseaux », des « nids », des « papillons », « des étoiles »,…

Car, en écrivant, en écrivant du plus profond de soi, en dialogue constant et exigeant avec elle-même, avec son âme, avec « le front contre la vitre [intérieure],/ je fixe ce qui,/ du dehors,/ reprend sa place ».

Écrire ce qu’elle doit pour, dans la mesure qui soit possible, reprendre sa place. Cette place, ce « premier lieu », à elles et uniquement à elles, qu’elles n’auraient jamais dû perdre.

Et que, pour pouvoir (essayer de) récupérer, elle doit faire, elle doit dire, elle doit faire face à la vie actuelle, elle doit « passe[r] de l’autre côté du hasard ».

Car, malgré tout, car, même si parfois ça n’en a pas l’air, « il y a des rôles pour chaque malheur » ; car il y a « un escalier pour l’arrivée des orages ».

Besoin de comprendre
Faire, dire, écrire pour comprendre. Pour essayer de comprendre. Pour satisfaire sa nécessité impérative de comprendre : « J’entre par les yeux/ de ce que je ne comprends pas ».

Cette tentative de comprendre, nécessaire, presque essentielle — pour ne pas dire, désespéré : Des formes utiles il est, aussi, un cri ; peut-être (volontairement) à voix basse, mais un cri — qui donne un sens à l’existence, qui lui permet de continuer à croire, malgré tous les obstacles, malgré tous les orages : « Ai-je cru que je n’existais pas ?/ J’ai pourtant beaucoup de mots/ pour atteindre le jardin/ et, dans l’herbe,/ je peux encore m’évanouir ».

Et, pour essayer de comprendre, il faut revenir aux petites choses, aux choses minuscules. Il faut apprendre – réapprendre, en fait – avec les yeux d’un enfant. Avec ce regard naïf, toujours neuf, toujours plein d’espoir : « Je réveille mes six ans./ J’ai, sous la main,/ de petites dents d’abandon ».

Pour (essayer d’)entendre : « J[e m]’enfonce, dans [ma enfance] ».

Ou — pour tenter de conclure ce compte rendu que je pourrais étendre presque indéfiniment — ce qui revient au même :

Je recueille, des lumières,
les nombreuses déchirures.
Je les attache à mes poignets
comme des papillons de peine.
Contre le vent, soudain, contre le vent,
j’ai des corps où tout s’enflamme.

dijous, 20 i divendres 21 de juliol del mmxxiii

[1] Où « mon crâne/ est un ciel menaçant »; où « les peines/ ont d’autres yeux/ de peine ».

© Xavier Serrahima 2023
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Author: XavierSerrahima

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