Tel quel, Paul Valéry
Je pense, donc j’écris
Tel quel de Paul Valéry, nous permet nous rapprocher à une œuvre majeure d’un auteur surtout connu comme poète mais qui, comme le souligne Jordi Marrugat dans l’introduction de l’édition catalane, Tal qual, traduite pour l’aussi poète et éditeur Antoni Clapés, publié par Adesiara Editorial : « il fut l’un des plus grands intellectuels européens de son temps ».
Un penseur qui, comme le font les meilleurs boulangers, pétrit et pétrit leurs réflexions au petit matin, lorsque la plupart des gens préfèrent continuer à profiter confortablement de la chaleur des draps du lit : « À peine je sors de mon lit, avant le jour, au petit jour, entre la lampe et le soleil, heure pure et profonde, j’ai coutume d’écrire ce qui s’invente de soi-même » (p. 371).
Qu’il prenait notes de tout, car, en bon écrivain, il était un grand observateur. Un grand observateur qui savait que dans la création artistique ça se passe comme avec la matière, rien n’est créé et, encore moins, est détruit, mais est transformé ; qu’on profite de tout, absolument de tout, d’une façon ou d’une autre ; que ce qui, au début peut sembler peu ou rien, à un autre moment peut être très important, peut être (presque) tout : « Je songe bien vaguement que je destine mon instant perçu à je ne sais quelle composition future de mes vues ; et qu’après un temps incertain, une sorte de Jugement Dernier appellera devant leur auteur l’ensemble de ces petites créatures mentales, pour remettre les unes au néant, et construire au moyen des autres l’édifice de ce que j’ai voulu… » (Idem).
Un écrivain et un penseur qui connaissaient et décrivaient comme nul autre la condition de cet animal si et si particulier qu’est l’artiste. De cet animal auquel, de force, il faut —ou plutôt, il faudrait : à notre époque, la principale distinction entre ce qu’est un artisan et ce qu’est un artiste se dilue de plus en plus de jour en jour — faire bande à part. De cet animal indomptable, imprévisible et inclassable qui, sans savoir exactement comment il crée : « [des] œuvres inexplicablement belles. […] qui ne se peuvent épuiser » (p. 11).
Un artiste non seulement du mot, littéraire, mais de toutes sortes et conditions — y compris, bien sûr, celui qui travaille avec la pensée ou la réflexion : le philosophe — qui transforme les choses, qui leur donne un autre sens, une autre vision, une autre réalité, qui : « assemble, accumule, compose au moyen de la matière une quantité de désirs, d’intentions et de conditions, venus de tous les points de l’esprit et de l’être. » (p. 12).
Un artiste, donc qui ne veut pas créer aucune œuvre en concret, mais qu’il a besoin — « Ce que nous voyons très nettement, et qui toutefois est très difficile à exprimer, vaut toujours qu’on s’impose la peine de chercher à l’exprimer » (p. 45) — de les créer, et de les créer pour des raisons qu’il ne connaît pas, et d’une manière qu’il ne connaît pas non plus, qu’il découvrira au fur et à mesure qu’il les ira créant : « Si un oiseau savait dire précisément ce qu’il chante, pourquoi il le chante, en quoi, en lui, chante, il ne chanterait pas. Personne ne sait ce qu’il ressent lui-même de son propre chant. Il s’y donne avec tout son sérieux » (p. 27) ; « La nourriture de l’esprit est ce à quoi il n’a jamais pensé. Il la cherche sans le savoir ; il la trouve sans le vouloir.» (p. 57).
Et c’est pour cette raison qu’il y a « un état bien dangereux : croire comprendre» (p. 47). Une constatation socratique, issu de quelqu’un qui n’a pas seulement pensé, mais qui a réfléchi sérieusement et bien, et qui, par conséquent, ne peut que conclure que plus on en sait, plus il en reste, proportionnellement, à savoir. .
Une constatation qui doit conduire a toute personne qu’aie conscience a reconnaître sa petitesse, a faire un exercice de modestie : « Un esprit véritablement précis ne peut comprendre que soi, et dans certains états. » (p. 49) ; « Nous ne connaissons de nous-mêmes que celui que les circonstances nous ont donne à connaître […] / Le reste est induction, probabilité. » (p. 50). Modestie qui est prudence, mais, par-dessus tout, sagesse. Une sagesse qu’est uniquement à la portée de quelques-uns qui, comme Valéry, n’ont cessé jamais d’avancer, de faire du chemin de doute en doute.
Des happy few de Stendhal. Hors de portée de ceux qui n’acceptent pas de sacrifier leur peau — et souvent leur santé mentale — dans l’effort, qui n’acceptent pas de tout donner, d’aller au fond du fond, au bout de la fin, quoi qu’il arrive : « La plupart s’arrêtent aux premiers termes de développements de leur pensée. Toute la vie de leur esprit n’aura été faite que de commencements…» (p. 50). Des commencements et, j’ose ajouter, aussi des indices.
Pour cette raison, pour pouvoir aller plus haut, pour pouvoir savourer le plus possible le livre, pour ne pas rester à mi-chemin, il faut prendre le temps de lire ce livre.
Un temps qui signifie, en premier lieu, que lorsque nous le lisons, nous le consacrons tout le temps qu’il (nous) faut, en nous arrêtant autant de fois qu’il (nous) faut et en relisant ce que nous avons déjà lu, pour en extraire tout le profit, intellectuel et artistique, que nous pouvons en tirer.
Et, deuxièmement, cela signifie aussi que nous nous accordons du temps entre la lecture et la lecture de chaque passage. Que nous faisons la même chose que nous faisons — que nous devrions faire — lorsque nous lisons un récit : après avoir lu un fragment, ne passons pas immédiatement au suivant, mais arrêtons-nous, faisons une pause ; une pause suffisante pour assimiler ce que nous avons lu. Et, surtout, arrêtons-nous, encore plus longtemps, lorsque nous avons lu quelques fragments de suite. Lisons petit à petit ce grand volume, goutte à goutte, à petites doses. Laissons le pendant quelques heures — quelques jours, s’il (nous) faut — pour en revenir plus tard. Le lire de suite, de la première a la derrière page, serait bien insensé. L’insensée de ceux qui croient que la vraie connaissance et la vraie jouissance elles admettent des raccourcis.
Car, peu importe le nombre de personnes qui le pensent, la lecture n’est pas et ne peut pas être une compétition. Il ne s’agit pas — ou plutôt, il ne devrait pas s’agir — de lire plus («J’ai déjà lu 157 livres, cette année !», disent ceux qui confondent quantité et qualité) mais de le faire dans les conditions les plus optimales, qui permettent bien savourer ce qui nous lissons, pour nous apprivoiser nôtre lecture. Faire de ce que nous lisons un élément constitutif de qui nous sommes ; de ce que nous sommes en train de nous convertir au fur et à mesure que nous lisons. De transformer la lecture en un voyage d’où nous revenons avec nos valises plus pleines que lorsque nous quittâmes la maison.
Et du voyage de Tal qual, de ce voyage riche et enrichissant, nous en reviendrons avec nos valises ou sacs à dos si pleins que, si nous ne sommes pas capables de faire des pauses au milieu de la route, les forces nous quitteront bien avant que nous puissions apercevoir le seuil de notre maison.
octubre 2020
Version originale, en catalan, de cet compte rendu
© Xavier Serrahima 2020
www.racodelaparaula.cat
www.xavierserrrahima.cat
@Xavierserrahima
orcid.org/0000-0003-3528-4499
Aquesta obra de Xavier Serrahima està subjecta a una llicència de Reconeixement-NoComercial-SenseObraDerivada 4.0 Internacional (CC BY-NC-ND 4.0)