Exercices de joie (IV), Louise Dupré
Bien droite
Pour ce quatrième compte rendu d’Exercices de joie de Louise Dupré (Éditions du Noroît / Éditions Bruno Doucey, 2022), je me pencherai sur la deuxième partie, des pages 51 à 90, où la poète québécoise poursuit sa bataille quotidienne avec la vie.
Elle se pose ces questions, à haute voix, par une interpellation poétique, car c’est uniquement par l’art, par ces interpellations, ces interrogations artistiques qu’elle peut essayer d’obtenir une réponse à ses questions sans réponse.
Pesanteur de la vie
Ces questions sans réponse font que la vie est plus lourde, qu’il est plus difficile de « survivre [à]/ toutes ces années » où « tu sens flageoler/ la flamme/ dans ta poitrine », où « il y a assez de malheurs/ quotidiens ». Ces années d’automne, d’hiver où ta vie et « ton âme/ […] se frappe[nt]/ contre un mur/ de désolation », quand « tu as atteint l’âge/ des testaments », que « les ombres viennent fatiguer tes murs », que « tant de tes proches sont tombés dans des trous noirs pour n’en jamais sortir ».
Quand tu as pris conscience que l’hiver est proche, mais surtout quand tu as pris conscience qu’il y a une chose encore pire, encore plus épouvantable que la mort, « la mort sans la mort » : continuer à vivre comme si tu étais déjà morte, comme si c’était la mort qui avait gagné la partie, comme si elle t’avait dépassée, comme si c’était elle qui avait déjà les rênes de ta vie.
Et ça jamais ! Bien sûr que non ! La vie elle est trop importante pour la laisser entre les mains des autres, pour la laisser prématurément.
Au-dessus de la mort
Et c’est pour ça, exactement pour ça que ce livre est un cadeau, un vrai cadeau pour essayer de faire face à la vie. Et, plus encore, pour faire face à la vie avec les yeux ouverts — avec les yeux bien ouverts. Et avec l’âme bien ouverte —tout ouverte.
C’est pour ça car, même si « écrire, tu le sais/ est un pari perdu/d’avance » — et qui dit ‘écrire’ peut/veut dire ‘vivre’, « même si le monde/ t’épouvante un peu plus/ de saison en saison », tu ne veux pas te laisser vaincre.
Tu ne veux pas te laisser vaincre par la détresse et le malheur. Au contraire, ce que « tu voudrais », c’est « marcher/ vers la mort// avec les yeux/ d’une jeune fille// éblouie/ devant l’obstination// de la vie sans cesse/ à recommencer ».
C’est-à-dire que, « malgré tes colères/ légitimes/ et toutes tes déceptions », ce que « tu as décidé [est] de vieillir/ sereine ».
De vieillir sereine, car « tu refuses/ de léguer/ le désespoir ». De léguer le désespoir en général, de léguer le désespoir dans l’avenir, tous les avenirs. Mais, surtout, tu refuses de léguer le désespoir aux tiens. Tu refuses de léguer le désespoir « aux enfants/ qui sont nés/ de ta chair ». Tu refuses de léger le désespoir à celle qui « deviendra un jour la fille de ta fille ».
C’est pour ça que « tu fais face/ à ton indigence/ ancestrale ». Que tu fais face à la vie et à la mort. Que « tu te sers de la joie/ telle une arme/ à bout portant ».
Joie raisonnable
Tu te sers de la joie, mais toujours d’une joie faite à ta mesure, une joie qui peut satisfaire tes besoins. C’est-à-dire, une joie petite, modeste. Une joie ou, pour le dire avec plus de précision, diverses joies, un ensemble de joies. Des joies toujours « raisonnables ». Nécessairement raisonnables. Des joies qui ne sont pas des « étoiles filantes » ; qui ne sont pas des « bijoux/ qui font miroiter/ les jours de fête ».
C’est pour ça que tu écris. C’est pour ça qu’existe ta poésie, qu’existent ces exercices de joie, cette tentative de trouver la joie, cette joie à soi qui est une joie qui n’a rien à voir (ou très peu à voir) avec la joie habituelle.
Tu écris, tu te forces à écrire « afin de découvrir/ ce qui se cache/ derrière le sombre ». Tu te forces à écrire parce que toi seule tu peux le faire, parce que personne ne peut le faire à ta place. Car « tu es la seule/ à pouvoir te fabriquer/ un peu de lumière ».
Car c’est uniquement toi qui « devras porter/ une espérance/ qu’on appelle courage ».
Car c’est toi qui as besoin d’inventer cette joie, ces exercices de joie, pour pouvoir vivre, pour pouvoir te convaincre toi-même que cette joie peut exister. Cette joie à toi sans grandes prétentions. Ces joies à toi qui te permettent de continuer à vivre. Qui te permettent de continuer à accepter les malheurs et les détresses de l’existence quotidienne.
Ces exercices de joie qui évitent que tu « succomb[es] » aux malheurs et aux détresses. Ces exercices de joie qui sont seuls « capable[s] d’éclairer/ les six côtés des signes// tels ces messages/ tombés du ciel ».
Ces messages que toi seule tu peux essayer de trouver en écrivant.
Une femme avec un avenir
C’est pour ça que « La nuit, tu défais maille à maille le fil de ta mémoire » bien que ce soit difficile, bien que « ça résiste, ça t’érafle les doigts », car tu veux, tu souhaites, tu as besoin de devenir « Une femme avec un avenir ». Une femme qui essaie de « trouver l’ardeur de se conjuguer au futur ».
Et pour ça, surtout pour ton enfant, pour son avenir, parce que tu veux la « voir grandir […], la consoler, la défendre, l’armer pour les petites et grandes guerres », « tu n’abdiqueras pas », « tu ne trahiras pas » et, plus encore, « tu ne te trahiras pas ».
C’est pour ça, parce que tu as besoin de trouver « la force d’oublier un instant les loups déguisés en mères-grand, et le ciel, toujours prêt à tomber sur les têtes », qu’aujourd’hui, comme quand tu avais vingt ans, quand ta fille est venue au monde, il te faut « prendre soin de la foi ».
En fait, qu’il te faut prendre soin de la foi et de la joie. Il te faut croire en la joie. Il te faut croire qu’elle est possible, malgré tout.
Bien qu’elle ne soit pas une joie joyeuse. Bien qu’elle soit une joie « sans héroïsme, sans chemin précis à suivre ». Bien qu’elle soit une joie « de maigre lumière ». Bien qu’elle soit une « modestie de la joie ». Bien qu’elle ne soit qu’« un bâton de pèlerin capable de t’aider à tenir ».
Bien qu’elle ne soit que « la joie simple ». Bien qu’elle ne soit qu’un de « ces minuscules cadeaux de la lumière, même sous la pluie ». Bien qu’elle « ne [sache] ni disserter, ni briller, ni convaincre ».
C’est pour ça que tu as besoin de ces exercices de joie poétique. Exercices, toujours en pluriel.
Il faut prétendre au bonheur.
C’est pour ça « qu’il faut prétendre au bonheur ». Plus exactement, qu’il te faut prétendre au bonheur. Parce que ces exercices de joie sont pour tout le monde, pour toutes les femmes du monde mais d’abord pour toi. Pour t’aider à voir. À voir plus loin, à voir plus en profondeur, à voir au-delà.
C’est pour ça que bien que ce soit hiver, bien que tu sois « à l’âge où l’on ne cherche plus à faire preuve de beauté », bien qu’il fasse nuit, « tu attends que le matin sorte de sa coquille, qu’il dessille tes paupières ».
Car le matin, cette joie « pénètre en toi par les oreilles, […] elle élargit ton âme ». Et, surtout, « elle te permet de survivre à toutes les inquiétudes ». Elle te permet de devenir « une mère pour le restant de tes jours et de tes nuits ».
Car grâce à la joie, à ces exercices de joie, « on aperçoit une étoile entêtée capable de faire rutiler le noir, on se projette au futur de toutes les illusions ». Grâce à la joie, tu peux « poursuivre ». Et, ce qui est le plus important, ce qui est essentiel, poursuivre « bien droite » ; poursuivre « le cœur dressé ».
Si la narratrice ne pouvait pas écrire, en s’interrogeant à travers (en et par) la poésie, peut-être ne pourrait-elle pas poursuivre sa vie, qui serait trop lourde pour elle, serait un fardeau insurmontable, insupportable : « Elle est si douce la folie quand elle fait éclater le rire dans la bouche, elle éclaire les insomnies, elle redresse les utopies, te fait dire que la détresse n’est pas incurable ».
C’est pour ça que tu écris, parce que tu « cherche[s] la sérénité en plein milieu d’une phrase quand [tu] ne trouve[s] que du sang noir ». Tu écris, tu écris encore, tu écris maintenant, tu écris aujourd’hui « car tu espères encore pouvoir consoler ». Car tu veux te consoler et « tu te réfugies dans cette pensée ».
En définitive, parce qu’« Il y a une volonté de la joie, et tu y consens ».
Bouée de sauvetage
C’est pour cette raison, c’est parce que « La première tâche est de se protéger », que tu écris, que tu fais ces exercices de joie, qui sont « comme […] une bouée de sauvetage ». Qui sont comme ta bouée de sauvetage.
C’est maintenant qu’il te faut le faire, « car le monde continue » et « il n’est pas trop tard » encore. Maintenant, car « tu ne supporterais pas de trahir les fleurs » et, pour éviter ça, il te faut « découpe[r] tes phrases au couteau ». En fait, tu les découpes non au couteau, mais « à coups de hache ».
Pour éviter que tout disparaisse, que tout s’efface. Pour essayer d’avoir une réponse à l’une de tes questions essentielles : qu’est-ce qu’il subsistera demain de ce que tu as aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il « subsistera alors » de toi, de toi, de tout ce qui tu as fait, de ton enfant, du monde ?
C’est par ces exercices de joie que tu cherches la réponse, une réponse. Que tu cherches à voir s’il subsistera ce qui t’importe le plus : ta fille, tes écrits, ton œuvre. Pour le dire exactement, ta double œuvre : ta fille et tes écrits.
En fait, « tu ne sais pas […] ce qu’on retiendra de toi ». Et as peur que ce soit « peut-être rien ». Et c’est pour ça, parce que tu n’as pas « [de]certitudes », que « chaque poème est une odyssée », que chaque poème que tu écris « te mène là où tu ne t’y attendais pas ».
Il te mène là où tu ne t’y attendais pas mais, et c’est ce ‘mais’ qui est essentiel, qui est absolument essentiel, il te mène quelque part, il évite ce ‘rien’ si épouvantable.
Laisser
Et c’est ça, au fond, qui est important, le plus important, c’est ce qui compte, ce qui comptera : laisser quelque chose derrière, laisser des traces, des traces de ton chemin sur la terre.
En écrivant ces exercices de joie, « tu laisseras quelques paroles, quelques gestes, des cailloux pour retrouver le chemin ». Ainsi, demain « la terre ne te laissera pas sans avenir ». Ainsi, « quelqu’un veillera sur les paroles endormies dans ton silence ».
Précisément parce qu’« il est si facile de mourir », « tu ne veux pas », « pas aujourd’hui », jamais, tu veux un avenir, tu veux la vie, tu veux « durer », « durer longue et vieille », parce qu’« il te reste encore des paroles à déposer sur la détresse ».
Paroles pour « le poème qui cherche une voix rassurante ». Une voix rassurante contre la férocité du monde : de la vie, de la nuit, de la mort qui nous attend ; contre « l’histoire sale, le monde sali, le monde en sanglots ».
Comme « ta main ne trouve aucune issue », et comme « tu n’abdiques pas » cependant, tu essaies avec des paroles. Tu cherches « un peu de […] légèreté » dans les paroles. Un peu de légèreté pour pouvoir vivre, pour pouvoir te libérer de la pesanteur de la vie, du monde.
Démolir des murailles
Comme il y a « tant de noir », « si tu tombais, tu ne pourrais peut-être pas te relever », il te faut donc croire, il te faut avoir de l’espérance, avoir de la foi, il te faut chercher des raisons pour rester bien droite, pour continuer à grandir, pour continuer à avancer, pour ne pas s’arrêter, pour éviter de ne rien laisser derrière toi, il te faut « démoli[r] des murailles ».
Démolir des murailles — en fait, démolir toutes les murailles — avec ces exercices de joie, car si tu t’arrêtes, si tu arrêtes de croire, tu ne pourras pas te sauver, tu ne pourras pas survivre. Tu veux donc croire, il te faut croire. Croire et continuer à croire — à croire et à écrire.
Il te faut continuer à croire et à écrire, car « tu vois venir ta chute mais… ». Tu vois venir ta chute mais tu veux vivre ; mais tu veux vivre plus que jamais ; mais tu veux laisser des traces ; mais tu veux vivre aujourd’hui et demain ; mais tu veux vivre pour toi et surtout pour les tiens.
Mais tu veux vivre « bien droite ». En réalité, tu veux vivre plus droite que jamais ; tu veux vivre avec plus d’ardeur que jamais, tu veux vivre avec plus de dynamisme que jamais, tu veux vivre avec plus de goût que jamais.
Et, peut-être, avec plus de détermination que jamais, car tu ne peux rien faire d’autre, car ce n’est que si tu parviens à rester bien droite que tu pourras continuer à avancer.
À avancer aujourd’hui pour demain ; à avancer pour toi et pour les tiens ; à avancer pour toi et pour toutes les femmes. Pour toi et pour « l’humanité humaine ». Pour toute cette « humanité humaine […] qui veut encore rêver ».
Cette humanité humaine qui, comme toi, veut rêver maintenant, demain et toujours.
diumenge 28 i dilluns 29 de maig del mmxxiii
© Xavier Serrahima 2023
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